Il suffit de prononcer ce nom qui a fait frémir la plume d’Agatha Christie pour invoquer toute une époque. Celle où l’hospitalité naît dans les vibrations du métal, dans l’art de voir un luxe statique parcourir le monde, élevant le voyage au rang de destination… Le temps où René Prou apposait sa griffe d’ensemblier aux côtés du maître verrier René Lalique, à l’aura décorative dépositaire des plus grands savoir-faire français. Derrière ce rêve fou, un homme Georges Nagelmackers, fondateur de la Compagnie des Wagons-Lits, en 1876. Aujourd’hui, Maxime d’Angeac. Entre terre et mer, artisanat et innovation, héritage et création. Entretien.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans cette double aventure ?
Maxime d’Angeac : On m’a posé une question passionnante. Je ne voyais pas d’autres solutions que d’essayer d’apporter la meilleure réponse ! Il est vrai que je me suis toujours penché sur les moutons à cinq pattes. Au fil de mes expériences, je me suis spécialisé dans les problématiques intellectuelles, techniques et structurelles extrêmement complexes. Mais dans ce cas précis, nous atteignons le summum ! Pour être exact, tout a commencé avec ma participation aux concours de l’hôtel L’Orient-Express, La Minerva, à Rome.
Ce fut pour mon équipe et moi-même notre premier contact avec ce « mythe du luxe ». Mais cela ne s’est pas déroulé exactement comme je l’avais imaginé. À la suite de ma proposition, le groupe Accor a pensé que je serais plus à même d’appréhender le projet du train. Un revirement total. Puis, après deux ans de travail intense, inventer le bateau du futur semblait logique dès lors que je maîtrisais le vocabulaire de la marque. Je me suis plongé dans sa philosophie et dans son contenu et j’ai essayé d’en extraire le meilleur pour l’un comme pour l’autre. Ce sont deux réflexions totalement différentes, mais qui contribuent au rayonnement de la même maison.
Il n’est pas nécessaire d’avoir fait dix mille hôtels, il suffit d’avoir l’œil curieux lorsque nous voyageons.
Vous vous attaquez à un monument… comment appréhende-t-on un tel sujet ?
M. d’A. : Au début, c’est assez vertigineux ! Pour tout un chacun, cela représente une telle part de rêve, par l’entremise notamment d’Agatha Christie, de Paul Morand ou encore d’un film de James Bond. Pour ma part, je l’ai approché comme un roman de Stefan Zweig. La fin d’un monde, le déclin d’une Europe désabusée par la Seconde Guerre mondiale.
Toute cette aura littéraire, artistique, musicale, esthétique, développée autour de cette légende, tout était possible !Il se trouve que c’est une période que j’ai toujours adorée et que je connais bien. Je me suis donc mis dans la position des créateurs de l’époque. J’ai dessiné comme eux. [oui, je dessine encore aux crayons, à l’encre, à la plume et au lavis !] Adopté leurs perspectives. Je me rends compte aujourd’hui que mes études aux Beaux-Arts et mes classes aux côtés de Hilton McConnico à l’œuvre pour de grandes maisons telles que Daum ou Hermès, ainsi que mes gammes en tant que décorateur et designer, m’ont mené à ces projets. De longues années de préparation !
Pour être tout à fait franc, les gens n’attendent pas grand-chose de vous au départ. on regarde ces voitures récupérées, qui espèrent une illumination, qui invoquent cette fameuse étincelle qui permettra un renouveau. Si vous n’avez pas le projet qui embarque tout le monde, eh bien, rien ne se passe ! C’est une fierté de se dire que toute une équipe se lance dans cette aventure et vous suit. De transformer l’idée, de l’accompagner et de la concrétiser. De rendre possible cette vision industrielle et hôtelière à partir d’un bout de rêve penché sur un papier.
Sous quel angle avez-vous abordé l’architecture ?
M. d’A. : En renouant avec les fondamentaux de l’hospitalité. Avant de parler d’architecture ou de décoration, nous sommes revenus à cette essence, à ses racines, à la terminologie, signifiant à la fois « hôte » et « invité ». À l’origine, ce sont les ordres hospitaliers avec ce rapport à l’autre. Un accueil et une générosité envers les étrangers et les voyageurs et cette volonté de leur apporter un réel service. Ici, pour que ce service trouve son plein rayonnement et son bon déroulement, il doit s’intégrer dans une architecture et un décor à même de prendre en considération les notions de rapidité, de discrétion, de légèreté aussi, sans être ampoulé. Un jusqu’au-boutisme tant dans la variété que dans la diversité. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait dix mille hôtels, il suffit d’avoir l’œil curieux lorsque nous voyageons.
De se mettre à la place du client. Qu’est-ce qui m’interpelle ? Comment se déroule la prise en charge ? L’arrivée dans la chambre ? Qu’est-ce qui fait la différence dans l’accueil ? Que je me sente bien et que j’aie le sourire ? L’Orient-Express est magique de ce point de vue. La Compagnie Internationale des Wagons-Lits a inventé la quasi-totalité de ces standards à la fin du XIXe siècle ! Notamment avec ses majordomes, ses butlers en quête d’un service parfait. Tout cela a été développé à cette époque et avant tout le monde. Ils n’ont pas attendu la notion d’ultraluxe ! Il faut savoir que la CIWL au début du XXe siècle avait une trentaine de palaces et une quarantaine de trains réfléchissant constamment à la meilleure façon de faire voyager ses clients et de les prendre en charge du passeport jusqu’à la fin du voyage. c’est une démarche intellectuelle extrêmement forte à laquelle nous nous sommes attachés, le design devant s’effacer au lieu de s’imposer, du moins dans ce cas précis. Il est évident que dans d’autres établissements le show fait partie de l’expérience. Ici, c’est l’inverse. Raison pour laquelle il faut avoir une intention conceptuelle bien définie en totale synergie avec les aspirations du client. Dans le cas du Silenseas, idem. Le service impulse la fonction.
Nous avons 110 personnes à bord et non 400. en ce sens, la façon dont on va s’occuper d’un client va quasiment générer une forme d’architecture, de couloirs, de suites, de lieux conviviaux ou plus intimistes. Tout cela est lié. Service, design, architecture, pour pouvoir justement apporter la notion de confort liée à l’attente des hôtes.
Il ne faut pas perdre de vue que l’architecture ne travaille pas pour l’image ou un quelconque effet de mode. Le court terme n’est pas envisageable et surtout lorsque l’on s’attelle à un monument tel que L’Orient-Express.
Vous évoquez tous ces ensembliers de l’époque ? Vous-même êtes architecte, scénographe, décorateur, designer… Pensez-vous qu’il faille renouer avec cette approche omnisciente du métier ?
M. d’A. : Lorsque j’ai commencé mes études, j’avais cette volonté de retrouver le savoir-faire du début du XXe siècle, avec cette admiration pour tous ceux qui ont révolutionné l’architecture moderne. ma démarche sur ce sujet reste très culturelle. J’ai beaucoup voyagé et dessiné autour de cette période et de cette notion d’ensemblier qui semble s’être perdue. À cette époque, René Prou, Robert mallet-Stevens ou Le Corbusier ont commencé par dessiner des maisons, des immeubles, des villes avant de réduire leur vision à l’échelle de chaises ou de lampes, voire de couverts. À partir des années 1980, le processus s’est inversé. Intellectuellement, la démarche est faussée.
Il ne faut pas perdre de vue que l’architecture ne travaille pas pour l’image ou un quelconque effet de mode. Le court terme n’est pas envisageable et surtout lorsque l’on s’attelle à un monument tel que L’Orient-Express. Tout est dans l’intemporalité et surtout l’intégration ! Si vous vous trompez, les gens peuvent se faire mal ! et c’est là que la notion d’ensemblier prend tout son sens. Quand vous avez un tapissier, un serrurier, un menuisier, un maître verrier qui travaillent ensemble, vous avez tout intérêt à avoir un détail parfait, et ce, à tous les points de vue ! Il faut poser sur la table les fondamentaux d’une marque et non se demander si la lampe sera jolie. J’abhorre le terme « effet waouh » ! c’est pour moi l’anti-luxe suprême. Un effet instantané. est-ce que Frank Lloyd Wright a créé sa maison cascade pour faire des vues sur Instagram… Il ne faut pas prendre les choses à l’envers !
Qu’est-ce qui diffère avec le projet de l’époque ?
M. d’A. : Nous avons davantage absorbé le paysage, qui pour moi fait partie intégrante du décor, en mettant en avant les fenêtres d’une façon extrêmement spécifique pour qu’elles soient le plus ouvertes et le plus esthétiques possible. Dans chaque recoin, nous avons essayé de maximiser la lumière, pour mieux valoriser les voitures, tout en gardant leurs proportions. Bien sûr, à cela s’ajoutent des révolutions technologiques, pour un projet résolument contemporain.
Qu’est-ce qui rend l’expérience orient-express aussi passionnante ?
M. d’A. : L’approche aussi bien technologique, industrielle, artisanale que décorative. Nous avons la chance de travailler aux côtés de maestros, les plus beaux métiers d’art français, avec une maîtrise totale de leur savoir-faire : ébénisterie, orfèvrerie, marqueterie… De côtoyer les Chantiers de l’Atlantique, l’un des plus beaux au monde et qui a notamment vu naître Le Normandie! Tout autant de l’artisanat traditionnel que de pointe. Et en même temps, nous devons entendre et partager une vision industrielle et technologique. On ne peut pas concevoir des choses seuls dans son coin. Prenez par exemple le Silenseas, nous sommes en avance sur tout le monde.
Nous avons mis au point trois voiles mixtes en tissu et en carbone de 1 600 m² chacune, suffisantes pour propulser le bateau sans moteur, permettant aux hélices de tourner à l’envers et de produire de l’électricité. Également des baies vitrées de 3,60 m de large par 1,50 m de hauteur que nous avons développées. À ma connaissance, personne n’a jamais mis cela au point dans des zones où la pression des vagues et des vents est à son paroxysme ! Pour le train, nous avons eu accès aux archives, et à leurs milliers d’anecdotes ! À savoir, le roi bulgare avait autorisé L’Orient-Express à traverser son pays à la seule condition qu’il puisse conduire lui-même le train !
À ma connaissance, personne n’a jamais mis cela au point dans des zones où la pression des vagues et des vents est à son paroxysme !
Quels seront les trajets ?
M. d’A. : Ce train pourra aller partout ! Puisque le système des bogies permet de passer toutes les frontières. ensuite, ce train a pour vocation de faire des croisières longues ou courtes, de l’ouest de l’Europe à l’est. Il est tout à fait possible d’aller à Istanbul, comme le premier train qui a forgé la légende, en passant par la Bavière ou par la Roumanie. Retrouver les mêmes itinéraires qu’à l’époque. Concernant le Silenseas, cela nécessite une vraie réflexion, puisque ces trajets seront intimement liés aux vents. L’été, il sera plutôt en méditerranée et en Adriatique. La mer Égée aussi, mais pas là où le meltem est le plus fort. L’hiver dans les caraïbes. Le voilier a été créé comme un catamaran, avec des stabilisateurs qui nous permettent de garantir seulement un degré de gîte en condition de vent ! Donc ce que l’on recherche avant tout, c’est une tranquillité, non une gageure !
Quand pourra-t-on les découvrir ?
M. d’A. : Quasiment au même moment : mars 2026. Ce n’est pas une date anodine. elle correspond à la livraison, à 100 ans près, du paquebot de légende L’Île-de-France, qui a précédé Le Normandie. Tous les plus grands ont œuvré, Pierre Patout, Jacques-Émile Ruhlmann, Jean Dunand, René Lalique ou encore Jean Dupas ! Un luxe qui lui a valu le surnom de Rue de la Paix de l’Atlantique. Une sorte de showroom cristallisant tous les savoir-faire français.