Cent ans séparent le trait d’origine du geste contemporain. Et pourtant, rien n’a été trahi. Conçue par Tony Garnier, cette villa lyonnaise aux accents antiques a traversé le siècle comme un fragment d’utopie. Le lien avec le XXIe siècle ? Il s’inscrit dans l’intervention de Marion Bueno, fondatrice de l’agence Courtoisie Interior. L’architecte d’intérieur redonne souffle à un chef-d’œuvre silencieux, dans un dialogue rare entre passé et présent.
Un laboratoire à ciel ouvert, investi par Tony Garnier… Il suffit de longer les bords de Saône à la découverte de villas centenaires, éternisant les rêves avant-gardistes de son auteur. Construites entre 1910 et 1924, elles forment un ensemble rare, fidèles à l’idéal d’un urbanisme poétique et ordonné, tel qu’il le dessinait dans son célèbre projet utopique Cité industrielle. Deux toiles de fond. La première, une utilisation visionnaire du béton armé au cœur de notre villa dite « Bachelard », édifiée pour une femme chère à son cœur.
La deuxième, cette influence antique – portique à colonnades, fontaine avec vasque et amphores, atrium, composition axiale, etc. – héritée de ces années où Tony Garnier étudiait à la villa Médicis. Chaque maison se construit autour d’un atelier, comme si l’acte de créer imposait sa propre géométrie aux lieux. Un espace élaboré comme un volume creux, pensé pour accueillir le geste, dans toute sa verticalité, évoquant ici celui de la villa Gros. Ce lieu coup de cœur pour nos hôtes est devenu le terrain de jeu de premier ordre de Marion Bueno, agence Courtoisie Interior ! Mais cet espace d’expérimentation a été de nombreuses fois chahuté par différents remaniements.
Je me suis imprégnée de ses inspirations antiques, pour faire vivre le dialogue. Pas pour faire une reconstitution ni un pastiche.
Pour Marion : C’est avant tout une vraie démarche. Dont la vision empirique des propriétaires. Dans cette volonté de respecter cette œuvre, ils ont préalablement contacté les architectes des monuments historiques. L’agence Archipat, spécialisée dans la valorisation de patrimoine bâti, a été missionnée pour établir un cahier de recherches patrimoniales précis : sondages intérieurs et extérieurs, stratigraphie polychromique, évaluation des matériaux, soubassements, etc. Une forme d’archéologie du bâti, une manière de fouiller dans les silences et les cicatrices de l’espace pour en faire émerger une lecture sensible. C’était une approche vraiment intéressante. Comprendre la villa telle qu’elle a été conçue initialement. Une étude précieuse qui m’a permis de m’imprégner des contours de ce véritable manifeste.
À ses côtés, l’architecte Jean Berthet conforte ce souhait de restaurer l’ensemble du site, matérialisé par le permis de construire, notifiant entre autres la reprise des façades, la création d’un jardin paysager, la modification de certaines cloisons, etc. Pour ce qui est du quotidien, les clients souhaitent une approche plus sensible. Ne surtout pas perdre le bien-être au profit d’une conformité exacerbée. Marion entre dans la danse, engageant un pas de deux. L’essence de la maison était là, préservée. Elle ne demandait qu’à respirer à nouveau, remarque-t-elle. Alors elle s’immerge, observe le jeu des proportions, s’attarde sur les perspectives. Et surtout, elle écoute : le lieu, sa poésie, la lumière qui le traverse, ses traces, ses silences et ceux qui l’habitent. Cette circulation fluide, alternée par des seuils successifs, ce geste décoratif unique qui prolonge l’architecture elle-même. Et l’impression de leçons reçues et données par Tony Garnier, dans son approche des flux. Avec cette matière précieuse unique : une perception du lieu déjà éprouvée par les propriétaires. Ils connaissaient les volumes dans leurs moindres replis, le déambulement, le quotidien, poursuit l’architecte d’intérieur.
Pour ne pas le bousculer, j’ai préféré m’asseoir à côté de Tony Garnier pour parler de temporalité, de ses inspirations !
À partir de cette mémoire intime, l’architecte d’intérieur reprend tout, pièce par pièce, recompose les usages, requalifie les fonctions, clarifie ce cheminement mouvant, recrée une cohérence invisible, mais palpable. Sans jamais perdre de vue le mentor : Pour ne pas le bousculer, j’ai préféré m’asseoir à côté de Tony Garnier pour parler de temporalité, de ses inspirations ! s’amuse-t-elle. Suivie de près par les architectes des Bâtiments de France durant toute la durée du chantier, la bâtisse entre peu à peu dans notre époque. Le geste est à la fois humble et déterminé. Parfois il a fallu faire des choix dans l’incertitude, avec ce que j’appellerai une foi silencieuse, surtout lorsque que nous supposions la présence de support exploitable, sans savoir s’il serait vraiment récupérable… et dans quel état !, ajoute Marion.
Dans cette quête de sincérité, la matière première des lieux, le lithoxyle, ce ciment teinté dans la masse, imitant la pierre au sol et sur les soubassements, sont restaurés par Tom Martin (Atelier l’Art et la Matière), dont le savoir-faire parle pour lui. Certaines zones, abîmées, sont injectées de résine. D’autres sont laissées dans leur état, comme une respiration ou entièrement reconstituées en béton ciré. Les cimaises en faïences bleues rompant la verticalité sont conservées. Les crémones en métal, décapées et sablées. Sur le seuil du portique, l’ocre rouge du damier – ou dixit la propriétaire un rouge pompéien – s’étire sur les murs pour développer un jeu de contrastes originel jusque sur les poutres de l’atrium, en couronne. Nous avons forcément dû intégrer des fluides, des réseaux électriques, poursuit Marion. Pour pouvoir les absorber sans les défigurer avec un faux plafond, j’ai prolongé et assumé par la couleur cette structure initiale en poteaux-poutres, marquant les linteaux et les embrasures.
Des teintes minérales qui accompagnent les volumes sans s’imposer. Un blanc qui n’est pas un blanc. Une pierre de Saint-Martin volontairement foncée dans les embrasures délestées des portes-fenêtres encombrantes. Je me suis imprégnée de ses inspirations antiques, pour faire vivre le dialogue. Pas pour faire une reconstitution, ni un pastiche. C’est dans cette veine qu’a été élaborée la cuisine en lieu et place de l’atelier, baignée par une fenêtre majestueuse à double registre, aux ferronneries modifiées par les anciens propriétaires. Pour Marion : Si l’atrium est le cœur battant des lieux, la cuisine en est l’âme. Le premier s’adapte aux usages, avec ses banquettes intégrées, devenant tour à tour salon, salle à manger ou lieu de passage ouvert sur le jardin. La cuisine, elle, ancre le quotidien. Elle rassemble, elle structure, autour d’un îlot massif pensé comme un point d’équilibre.
Tout en contrastes, tant dans l’esthétique que dans la temporalité, le linéaire vertigineux en noyer teinté s’encastre dans l’élévation – associant, tel Tony Garnier, le mobilier aux volumes architecturaux. Avec au centre des attentions, ce plaquage anachronique, mais tellement fort, imaginé par Ettore Sottsass dans les années 1980, remis au goût du jour par Alpi. Autour des espaces de vie, Marion a entièrement repensé l’organisation des pièces satellites. Rien n’était hiérarchisé, tout était juxtaposé sans logique réelle, explique-t-elle. Il fallait donc redonner de la cohérence, sans jamais heurter la structure d’origine. D’un côté, elle regroupe les chambres des enfants, en intégrant une salle de bains dédiée, en lieu et place de l’ancienne cuisine. De l’autre, elle aménage une séquence plus intime pour les parents : petit salon télé, chambre, dressing, salle d’eau. Je ne voulais pas tomber dans le cliché de la suite parentale. Ici, tout est ouvert, mais articulé. Le couloir, avec son angle, suffit à poser la limite. Un siècle plus tard, ce chef-d’œuvre à l’élégance silencieuse a retrouvé sa juste mesure. Non pas figé, mais réinterprété. Non pas restauré à l’identique, mais réanimé. À Marion de conclure : Cette maison avait déjà tout. Il fallait juste s’en souvenir.