Dans cette parenthèse non enchantée, comme Claude Cartier se plaît à nommer cette crise sans précédent, LA décoratrice lyonnaise nous ouvre les portes virtuelles de son univers chamboulé rempli de nouvelles questions, de projets recomposés, de pistes de réflexions, des envies de renouveau post-confinement et de ses coups de cœur… Dans la confidence.
Plus qu’une décoratrice, Claude Cartier représente un univers dans lequel le design, l’art, le beau et l’artisanat battent à l’unisson. En plus de 30 ans, la décoratrice n’a jamais cessé de bousculer, de modeler et de façonner l’image de la décoration bien au-delà des frontières lyonnaises. Son secret ? Sa curiosité insatiable et sa façon bien à elle de mettre sur sa route l’humain. Elle raconte les histoires des créateurs – avec un penchant certain pour le design italien ! Comment ? À travers ses choix de mobilier, d’objets, d’œuvres qu’elle cultive dans sa pépinière rue Auguste-Comte, et arrose sans relâche, les laissant s’épanouir pleinement dans sa galerie contemporaine, rue Sala. En effet ce second lieu, l’Inside Gallery, né en 2015, a permis à la décoratrice de se réinventer une fois de plus. En complément de son showroom d’ameublement, ce projet unique en France croise deux fois par an les regards d’un éditeur mobilier, d’une maison d’édition textile et d’un artiste invité. De son œil aguerri, Claude Cartier contemple, pour l’heure, les changements qui s’opèrent, n’hésitant pas à prendre parti et à nous faire partager ce qui lui tient à cœur, en s’interrogeant sur l’après.
Comment vivez-vous cette période de confinement ?
Claude Cartier : Affronter ce confinement seule, je dois avouer que c’est assez vertigineux ! Moi qui donne cette sensation de sophistication forte dans mon travail ou à travers ma personne, cette parenthèse non enchantée nous permet d’être confronté à soi-même, à une vérité, sans artifices. On ne peut pas tricher avec soi-même ! Cela donne envie de consacrer du temps à autre chose que son propre mécanisme.
Remettez-vous en question vos habitudes de vie ou de travail ?
Claude Cartier : Sans équivoque, cette période est propice à la réflexion. Et je ne peux m’empêcher de me questionner sur notre rythme de vie. Notre domaine est passionnant, mais à la fois, un vrai rouleau-compresseur ! Il faut être sur tous les fronts. À dire vrai, échanger avec mes clients sur leurs projets en cours, par visio-conférence, n’est pas si désagréable ! De ne pas être constamment dérangé par le brouhaha quotidien. Je ne vais pas tout révolutionner, mais peut-être serait-il plus judicieux d’ouvrir le showroom le matin ou l’après-midi, uniquement sur rendez-vous. Je n’irai pas pour autant habiter à la campagne, si c’est ce que vous suggérez ! Mais il est fort probable cet été, que je m’évade dans les Cévennes – même si les vacances ne sont encore qu’une chimère –, au plus proche de la nature… Pourquoi pas à côté d’une ferme, pour savourer de bons produits locaux !
Comment à notre échelle pouvons-nous agir ? En étant plus exigeant avec nos fournisseurs et les inciter à nous proposer des initiatives qui ont davantage de sens.
Comment voyez-vous l’après confinement dans votre domaine ?
Claude Cartier : J’avoue avoir pris goût à cette simplification qu’il a générée. Aujourd’hui, dans le monde du design, tout est trop. Prenons par exemple le dernier salon du meuble de Milan, que j’affectionne particulièrement et dont je me nourris. Il y a un moment où la multiplication des lieux, la surenchère des scénographies, des offres en termes de mobilier… sont juste dingues ! Il va falloir trouver d’autres méthodes, revenir à plus d’essentiel.
Le luxe n’est pas synonyme de grandiloquence, il est de mon point de vue synonyme de qualité et de pérennité.
Justement, dans le contexte actuel, comment percevez-vous l’univers dans lequel vous évoluez, celui du luxe ?
Claude Cartier : J’ai toujours été amoureuse des belles choses, bien dessinées, bien fabriquées. Ce n’est pas de l’élitisme pour faire de l’élitisme, j’aimerai mieux que ce soit le contraire. En prenant du recul, il est intéressant de constater le cycle d’achats de mes clients. Ils reviennent en magasin dix ou douze ans après avec un nouveau projet mobilier, satisfaits d’avoir, chez eux, des meubles qui n’ont pas bougé. Oui, les canapés coûtent plus chers chez nous, mais nos clients ne les changent pas tous les deux ans ! Le luxe n’est pas synonyme de grandiloquence, il est de mon point de vue synonyme de qualité et de pérennité. Une chose est sûre, il n’est pour moi pas comparable à l’achat de masse constaté dans certaines boutiques haut de gamme, battant des records de vente en une journée… Si c’est cela, alors nous n’avons rien compris !
Allez-vous faire évoluer vos choix de marques ?
Claude Cartier : J’ai toujours abordé la sélection de mes fournisseurs, avec une grande réflexion. Toutes les fabrications sont européennes, beaucoup en Italie, en France et également dans les pays nordiques. Hormis la marque CC-Tapis, qui a attiré mon attention d’une toute autre façon. Par la qualité de ses tapis, certes, mais également par sa démarche. En effet, elle est allée chercher le savoir-faire des artisans tibétains, non sans une approche écologique et une vraie dimension humanitaire avec la création d’une organisation, CC-for Education, à but non lucratif, qui a pour mission de fournir une éducation complète aux enfants des tisserands népalais.
Oui, le changement doit passer par une dimension humaine et une vision environnementale. C’est impératif. Nous échangeons souvent sur ces problématiques avec Fabrizio Cantoni, le co-fondateur de cette marque. Comment à notre échelle pouvons-nous agir ? En étant plus exigeant avec nos fournisseurs et les inciter à nous proposer des initiatives qui ont davantage de sens. Pourquoi ne pas reverser un pourcentage de notre chiffre d’affaires pour replanter des arbres, afin de contrebalancer l’empreinte carbone des transports… Il faut agir et vite.
Quelque part, les réseaux sociaux sont à la fois le poison et l’élixir.
Dans votre domaine en particulier, très « instagramable » comment appréhendez-vous ce flux d’images qui déferle ?
Claude Cartier : L’information en mode XXL est à double tranchant. Je dirai que le principe est assez schizophrénique ! Nous ressentons un besoin impérieux de nous alimenter à outrance. Respectant le confinement à la lettre, j’ai téléchargé ma presse favorie sur internet. Mais cela ne m’a pas converti au numérique. Pour moi rien ne peut remplacer le support papier. Tout simplement parce que j’aime les mots qui accompagnent les images. Je me rends compte, au sein même de mon équipe, de l’impact de cette « génération photo ». À 90 %, ils voient des images, sans histoires, au détriment de la culture même de notre métier. Comme tout, il faut s’en servir de manière intelligente. Dès lors, ils peuvent devenir de fabuleux outils. Cela nous permet de faire des découvertes, d’avoir des coups de cœur, même s’ils deviennent de plus en plus difficiles à dénicher. Si nous les appréhendons de la bonne manière, des connexions humaines s’opèrent. J’échange souvent avec des designers, des architectes sur Instagram, pour élever le propos humain et nous inspirer les uns les autres. Quelque part, les réseaux sociaux sont à la fois le poison et l’élixir. Et lorsqu’ils sont cet élixir, cela devient très intéressant.
De ce fait, pensez-vous que notre époque soit plus créative ?
Claude Cartier : Il me vient certains propos soulevés par Rudy Rucciotti. L’architecte faisait un parallèle entre notre « époque globe-trotter » et l’âge artistique prolifique de la Renaissance. Les artistes ne prenaient pas l’avion pour mieux créer… Est-ce que cette période était pour autant moins créative ? Vous avez la réponse ! De mon point de vue, j’ai l’impression que notre époque est nivelée, plus proche de la standardisation. Pour ma part, la création passe par des univers moins codés, loin de la globalisation. J’entends que certaines personnes en aient besoin. Moi, j’ai envie de tout l’inverse ! Je suis passionnée par mon métier et je continue à revendiquer la vente de mobilier, mais toujours avec notre vision et notre coup de patte.
Est-ce pour cette raison que vous avez créé, en parallèle de votre showroom, le lieu d’inspiration : Inside Gallery ?
Claude Cartier : En partie. L’idée était de trouver d’autres méthodes de commerce. Tout est parti d’un simple constat : les clients viennent au showroom surtout pour échanger, être réellement accompagnés dans un projet de vie. Avec Inside, nous pouvons leur montrer d’autres façons de percevoir l’ameublement, loin des propositions standardisées. C’est également un lieu qui me permet de mettre en avant des artistes, des chemins de traverse. Dans notre showroom, des pièces disséminées de-ci de-là n’auraient pas la même envergure.
Et pour la toute première fois, nous co-éditons des meubles en série limitée ou en pièce unique !
Justement, en mars, vous étiez sur le point de lancer la dixième édition d’Inside Gallery : « l’Atelier de Pierre », avec comme marques invitées Bisson Bruneel et Maison de Vacances, twistées autour des céramiques de l’artiste Pierre Casenove. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Claude Cartier : C’est toujours dans les starting-blocks ! En effet, l’idée est de propulser le visiteur dans l’atelier du céramiste Pierre Casenove. Nous avons pris le contrepied des exercices précédents. Ici, la scénographie, tissée autour de la matière, sera plus brute, plus bohème, aux teintes argileuses. En mars, comme à notre habitude, nous étions dans le jus ! Ce report forcé nous a permis d’affiner le propos. Pierre Casenove s’est confiné dans son atelier et ne cesse de créer ! Et pour la toute première fois, nous co-éditons des meubles en série limitée ou en pièce unique, une table de repas, une table basse, des luminaires, voire des rideaux avec Bisson Bruneel, sur un dessin de Pierre… Cela va donner quelque chose d’incroyable ! In fine, cette nouvelle scénographie entre en résonance avec ce contexte si difficile et mes aspirations de simplification, autour de valeurs artisanales et de savoir-faire français. Idéalement, cet atelier sera en place fin mai, début juin.
Je suis assidûment le travail de JR. Il est l’exemple absolu, celui de relier d’une façon totalement incroyable l’artistique, le social et l’humain.
Pouvez-vous partager vos rendez-vous ou vos coups de cœur de confinement ?
Claude Cartier : Je suis devenue particulièrement addict à l’Académie du Monde d’Après. Ce festival digital, initié avant le confinement par des artistes de la « Meute d’Amour » met à l’honneur des gens de tous horizons qui s’expriment sur le monde de demain, l’écologie, la solidarité… C’est simple et authentique, sans fioritures ! Ce fameux retour au sens, dont nous parlions. Je suis assidûment le travail de JR. Il est l’exemple absolu, celui de relier d’une façon totalement incroyable l’artistique, le social et l’humain. Un de mes posts préférés restera celui d’Edouard Baer et son dialogue extraordinaire. Ou encore l’interview de Yann Arthus-Bertrand par Nikos Aliagas. Et je continue toujours à suivre la journaliste Sophie Fontanel. J’adore la démarche de l’artiste Antonin Hako, conversant avec ses voisins chaque jour d’une manière totalement atypique : en agitant à sa fenêtre un drapeau qu’il a peint.
La musique est aussi très importante et suit chacun de mes mouvements domestiques. Entre mon voisin qui s’est mis en tête d’apprendre la batterie, Étienne Daho dans mon salon qui me ramène en Italie ou la radio dans ma « chambre » de yoga… il y a de l’ambiances à la maison !
Et, je ne manque jamais la chanson du soir de Benjamin Biolay ! Ni, les applaudissements. De prime abord, cela peut paraître dérisoire comme contribution, mais l’émotion que cela génère est particulièrement forte et restera, j’en suis certaine, comme un symbole. J’ai presque envie que cela continue après le confinement !