Exit les principes hygiénistes et fonctionnalistes issus du XXe siècle. Les codes traditionnels de la cuisine explosent, dynamités par l’inventivité des designers, des architectes, mais aussi des fabricants, signant la fin programmée du caisson standard aux finitions uniformes, dans des espaces laboratoires confinés. Démonstration avec le designer et architecte Piero Lissoni, qui s’attelle, depuis le début des années 1990 à démanteler l’unicité traditionnelle de la cuisine. Une approche systémique et programmatique, au profit d’une certaine versatilité de l’espace et du plaisir d’habiter.
Lorsque l’on demande à Piero Lissoni comment il conçoit une cuisine, il précise d’abord : Je suis architecte. Puis il ajoute : L’originalité pour elle-même, à quoi bon ? Avant de développer l’idée que son approche est en fait contextuelle. Non sans humour, il décrit : J’imagine des lieux, des murs, des baies vitrées, de la lumière, une forme d’anti-gravité. Une magnifique maison de verre, où le regard circule librement, et dont les habitants aiment se prendre pour des chefs, partager leur passion avec les autres. C’est un contexte imaginaire, évidemment…
Pour lui, un meuble de cuisine est tout sauf une chose en elle-même, une potentielle icône de design comme on peut aimer à le dire d’une chaise ou d’une lampe. Et son organisation dépend de logiques programmatiques, un peu à la manière d’équations mathématiques complexes, pour créer avant tout une atmosphère, personnalisable qui plus est. Une approche, loin d’être antinomique avec l’idée de fonctionnalité – à l’instar de la salle de bains, la cuisine est une pièce éminemment technique, souligne le concepteur.
Il collabore avec la marque Boffi depuis 1986, connaît l’entreprise, ses savoir-faire, son goût pour les détails, les matériaux exceptionnels, depuis toujours, et s’est ainsi attelé, selon ses propres termes à démanteler l’unicité traditionnelle de la cuisine. Ce qu’il faut comprendre ? Repartir en quelque sorte à zéro, pour sortir des typologies et des esthétiques normalisées. En 1990, avec Roberto Gavazzi [le PDG du Groupe Boffi-De Padova, NDLR], raconte-t-il, nous avons commencé à réfléchir à une nouvelle façon de concevoir cet espace, plus horizontale, et plus ouverte sur le reste de l’habitat. Nous partions du principe qu’il y avait plein de choses intéressantes à prendre dans la cuisine professionnelle, à transposer dans l’espace domestique. C’était pour nous une manière de casser les codes établis par l’industrialisation de l’habitat depuis les années 1960. Non pas pour ce qui est du style, mais véritablement d’usage. De là, allait découler une autre esthétique, une autre typologie. Lorsque vous observez un chef, il réalise très peu de gestes vers le haut. Il utilise le plan : à droite, à gauche, devant, derrière… Il bouge, il vit. Nous avons démarré en changeant de tout petits détails. L’idée était par exemple de se dire : Il vous faut une armoire ? Dessinons-en une, plutôt que de convoquer une colonne. Une bibliothèque pour y ranger vos livres et des objets que vous aimez ? Idem ! Puis au fil des modèles que nous avons sortis, le principe s’est affirmé dans tous les meubles, avec une préoccupation constante pour la qualité des matériaux, des finitions, et la versatilité des compositions.
Piero Lissoni pense fonction par fonction. Chaque « poste » (chauffer, préparer, cuisiner, laver, ranger, etc.) est cristallisé dans un module, dont les proportions et finitions ne sont pas déterminées par un standard dimensionnel, mais bien d’usage, de rationalité. Tous ces micros espaces, aux volumes et finitions variés, sont assemblés pour former une unité, d’échelle diverse, selon les espaces, les besoins. Exit, donc, l’îlot ou le linéaire traditionnel. Et Lissoni de conclure : En bref, si je devais synthétiser ce qu’est à mon sens la cuisine contemporaine, je dirais d’elle, qu’elle est un lieu de vie versatile, hautement fonctionnel, mais sans que cela ne soit annoncé esthétiquement comme tel, adapté à la typologie d’un espace et de la manière dont on y vit. Il me semble, de toute façon, qu’en tant que designer, notre travail consiste à programmer, mais que chaque proposition doit ensuite correspondre aux personnes, à leurs envies, à leurs besoins, tant en termes structurels que stylistiques.